By author > Jouzel Jean-Noël

Des patrons victimes de leurs conditions de travail Pesticides et maladies professionnelles : sociologie d'une cause politique
Jean-Noël Jouzel  1, *@  , Giovanni Prete * @
1 : Centre de sociologie des organisations  (CSO)  -  Website
CNRS, Sciences
19 rue Amélie, 75007 PAris -  France
* : Corresponding author

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'agriculture s'est fortement développée en France dans une perspective productiviste qui a favorisé le recours aux pesticides de synthèse permettant de sécuriser les récoltes. Dénoncé depuis longtemps pour leurs effets sur l'environnement et la santé des consommateurs, ces pesticides sont mis en cause depuis quelques années pour leurs effets potentiels sur la santé des travailleurs agricoles. En 2011 a été créée Phytovictimes, première association de travailleurs agricoles victimes des pesticides en France. Si l'émergence de cette nouvelle cause politique est récente en France, elle l'est moins dans d'autres pays, où les enjeux de santé au travail alimentent la contestations des pesticides de longue date. Tel est notamment le cas des Etats-Unis, et plus particulièrement de la Californie, où, dès les années 1960, des mouvements de travailleurs ont dénoncé les dangers des pesticides.

L'enjeu de cette communication est d'expliquer les causes de cette émergence tardive, en partant de l'hypothèse suivant laquelle le statut professionnel des travailleurs exposés aux pesticides en France en est une des causes. Aux Etats-Unis, la dénonciation des méfaits des pesticides sur la santé des travailleurs a été le fait de syndicats de salariés, notamment de travailleurs migrants venus du Mexique. En France, les travailleurs agricoles exposés aux pesticides sont en revanche majoritairement exploitants et propriétaires de leurs terres. Si l'association Phytovictimes entend représenter aussi bien les salariés que les exploitants, elle est néanmoins dominée par ces derniers, qui en occupent les postes principaux et en orientent la stratégie.

Cette communication s'appuie sur un travail empirique conduit auprès de cette association, par des entretiens avec ses membres fondateurs et avec ses appuis externes (avocats, acteurs des politiques de prévention, groupes environnementalistes engagés dans la dénonciation des pesticides), ainsi que par l'observation des manifestations publiques qu'elle a organisées depuis sa création et de réunions informelles entre ses membres. Elle procède en trois parties. Dans un premier temps, en nous appuyant sur l'analyse des parcours médico-administratifs et politiques d'une dizaine d'exploitants agricoles qui mettent en cause les effets des pesticides sur leur santé, nous montrerons comment la reconnaissance de leur statut de victimes est marquée par une tension permanente entre victimisation et culpabilisation. Bien souvent désignés comme responsables des dégâts des pesticides sur l'environnement ou sur leur propre santé, ces agriculteurs peinent à apparaître comme des victimes crédibles. Une seconde partie s'intéresse au travail politique déployé par l'association Phytovictimes pour atténuer cette tension et légitimer la figure de l'exploitant agricole victime des pesticides. Nous verrons que ce travail rhétorique est passé par une dénonciation de coupables, au premier rang desquels figurent les firmes phytosanitaires. Nous montrerons que cette dénonciation est très spécifique à la France, et n'a pas d'équivalent aux Etats-Unis. Enfin, une troisième partie s'intéresse aux effets politiques de cette stratégie. Elle soulignera que le travail de transformation des exploitants agricoles en victimes mené par Phytovictimes a permis de construire une cause politique efficace, recevant l'attention des pouvoirs publics comme des médias. Elle montrera également que cette stratégie a néanmoins créé des points aveugles, contribuant paradoxalement à laisser dans l'ombre un certain nombre d'enjeux de santé au travail liés au recours massif aux pesticides de synthèse dans l'agriculture française.



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